Petit chosier

Brimborions, babioles et bidules
Par Romain T. et Fabrice D.

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Les dix doigts de la main

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mercredi 5 décembre 2012

Resquiat in pacem

Lorsque j'étais adolescent, nous allions parfois manger à un tex mex le vendredi soir. Avec la belle-mère, le père, le demi-frère, on se retrouvait autour d'une table couverte d'un bon morceau de plexiglas (pour pouvoir frapper la tequila), près des néons de pub pour une bière mexicaine, la Dos Equis. Et que croyez-vous qu'il manquât, en sus des propriétaires mexicains eux aussi ? Des mariachis.

Ils étaient deux, costumés ; ils chantaient (hurlaient) très fort, à vous casser la tête bien plus que la tequila de fin de repas. Leur répertoire était essentiellement constitué de classiques mexicains, espagnols, vous voyez bien le style. Ils faisaient le tour des tables, et vous demandaient avec un fort accent la chanson que vous souhaitiez pour accompagner votre repas lorsqu'ils arrivaient à la vôtre.

Take five ! a lâché mon père, de guerre lasse après un énième soir de Besame mucho et autres Comparsita. Le morceau de Jazz, là ?, bredouilla le premier guitariste, celui qui ne prenait ni les maracas ni les castagnettes. Mon père, fortement affirmatif : Oui, Dave Brubeck, vous connaissez ?

Et ils enchaînèrent endiablés, en braillant, ce morceau qui est pourtant instrumental, à la sauce Cucaracha.

Aujourd'hui que Dave Brubeck est mort, je repense à ces quelques moments. A vrai dire, chaque fois que je lis Dave Brubeck, qu'on m'en parle, ou que Fabrice en met un disque, je pense immanquablement aux mariachis.

¡ Ay !

dimanche 13 mai 2012

Églises de Venise

Que dire de Venise ? La ville historique mérite tous les superlatifs, tous les adjectifs mélioratifs. Elle est tellement belle que sa beauté dépasse le déplaisir, le dommage, l'horreur parfois causés par le flot de touristes qui la submerge, et dont pour quelques jours nous sommes venus grossir le courant. Essayons de faire simple, de laisser de côté un trop-plein d'adverbes et d'adjectifs.

À Venise, la moindre église s’enorgueillit d'un sol de carreaux de marbres colorés, d'au moins deux Titien, trois Tintoret et un Véronèse. Il y en a de tous les styles, avec une préférence pour le gothique et le baroque. Fabrice et moi sommes entrés dans quarante d'entre elles (si j'ai bien compté), parfois par hasard ; certaines étaient closes, dans d'autres un office était en cours. Voici ma sélection d'incontournables.

Santa Maria della Salute. Il me semble que ce monument à deux coupoles vaut par son aspect extérieur imposant plus que par le peu de toiles présentes à l'intérieur. Par la rosace de marbre, sous la coupole principale, sur laquelle on ne marche pas, également.

La Salute

La Salute...

Le sol de la Salute

...et son sol

San Marco. Que préférer : les marbres rose et bleu pâle, pastels, les coupoles et les pinacles orientaux de l'extérieur, ou les mosaïques d'or dans le sombre intérieur, réveillées seulement par les rais de lumière qui percent par la grande coupole centrale ?

San Marco - détail de la façade

Un détail de la façade de San Marco

Gesuiti. S'il ne fallait entrer que dans une seule église de Venise, je choisirais San Marco. Dans deux, j'ajouterais la Chiesa dei Gesuiti. Colonnes et murs de marbre et de jade mêlés : un délire baroque dont on se remet avec difficulté. De lumineux Tiepolo. Ah, j'oubliais les marbres du plafond qui sont aussi détourés de fines ciselures dorées.

Santa Maria dei Miracoli. Ce qui est particulièrement fort avec cette petite boite à chaussures rehaussée d'un demi-cylindre, c'est que les extérieurs et les intérieurs y sont identiques : mêmes décorations, mêmes placages de marbres, proches de ceux de San Marco. Peu de toiles, mais ce n'est pas ce qu'on vient y voir.

Santa Maria dei Miracoli

Santa Maria dei Miracoli

San Sebastiano. Paolo Véronèse y est enterré ; il l'a décorée. Il doit bien y avoir 30 Véronèse sur les murs et au plafond...

San Pantalon. Cette église est la seule dont le plafond puisse rivaliser avec celui des Gesuiti. En trompe l’œil, avec des dizaines de personnages qui montent vers le ciel, et l'on est renversé.

San Michele. Nous ne saurons jamais ce qu'elle renferme, puisqu'elle semble ne pas être ouverte au public. Sur la petite île-cimetière de San Michele, elle comprend un petit campanile fait d'un subtil camaïeu de briques marron, et une petite chapelle orientale toute de marbre blanc, très pure.

San Michele

San Michele

Santa Maria Gloriosa dei Frari. Presque autant de toiles que dans Santi Giovanni e Paolo. Tombe de Monteverdi.

La porte de l'église Dei Frari

Santa Maria Gloriosa dei Frari - Détail de la porte

San Giorgio Maggiore. Sur l'île San Giorgio, l'église est de l'architecte Palladio ; elle est majestueuse de l'extérieur, avec sa façade élégante, et dépouillée à l'intérieur, inspirant le repos. Son campanile, presque aussi haut que celui de San Marco, est plus affiné. Cette église ressemble beaucoup à l'église du Rédempteur, sur la Giudecca, de Palladio également.

San Giorgio Maggiore

San Giorgio Maggiore

Santi Giovanni e Paolo. Il y a peut-être 40 ou 50 toiles dans celle-ci, qui atteint un maximum dans la surenchère. Cette basilique abrite les tombes de 52 doges ; clin d’œil respectueux et amusé à Sebastiano Venier, naturalmente.

Santi Giovanni e Paolo et la scuola attenante

Santi Giovanni e Paolo et la scuola attenante

Statue de Sebastiano Venier

Sebastiano Venier

Quand on pense que Napoléon 1er avait créé une Commission pour l’embellissement (de Milan et) de Venise...

(Photos, mise en page et aide bienveillante de Fabrice)

dimanche 22 avril 2012

Johann Sebastian Bach (1685-1750)

Dix œuvres de Bach ou un peu de splendeur sonore, un soupçon de beauté entre ciel et terre. Un panthéon personnel.

Concerto pour deux violons en mineur. Les montées des violons dans les aigus dans le premier mouvement sont irrésistibles. Le tout irradie d'une joie qui illustre bien le bonheur qui peut jaillir de la musique de Bach.

Variations Goldberg. J'en ai parlé ici. C'est un sommet du genre œuvre à variations, et un sommet de musique tout court.

L'Art de la fugue. Œuvre austère, inachevée et pourtant pleine de lumière. Se joue plutôt sur un instrument à clavier, l'orgue en général. Les vingt contrepoints qui la constituent illustrent tout l'art de la forme fuguée, qui était déjà démodée quand Bach vieillissait.

Cantate Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen. (Les pleurs, les lamentations, le tourment, le découragement). Le programme est peu engageant au premier abord, et pourtant la musique est superbement prenante. Cantate déchirante, tragique, qui exalte un profond sens du sacré comme aucune autre œuvre.

Fantaisie et fugue en sol mineur, pour orgue. Pas aussi célèbre que la Toccata et fugue en , ce diptyque est pourtant l'exemple écrasant du pathétique virtuose auquel Bach a pu parvenir à l'orgue : tutti mastodontes, mélodies immédiatement reconnaissables, traits de pédalier et trémolos, enfin carrure formelle impeccable.

Komm, süßer Tod. Une chanson harmonisée par Bach, dont l'air peut-être est l'un des plus célèbres à côté de ceux des chorals Ein feste Burg et Schafe können sicher weiden. La version pour piano du compositeur britannique Ronald Stevenson est particulièrement grandiose et émouvante.

Partita en mineur, pour violon. Sûrement la plus connue du recueil de sonates et partitas pour violon seul, avec la célèbre chaconne (un morceau à variation) qui la conclut. Avec Bach, le violon peut être un instrument harmonique.

Passacaille et fugue en ut mineur, pour orgue. Encore une pièce à variations. Bach n'en aura pas laissé beaucoup, mais il maîtrisait parfaitement bien le genre. La passacaille pour orgue, inspirée des précédents de Pachelbel et Buxtehude, est un des morceaux préférés de Fabrice. On comprend pourquoi, quand beaucoup de chefs ont transcrit avec éclat cette œuvre à l'orchestre, et quand on entend ses proportions, son côté somptueux, sa grandeur en un mot.

Prélude en sol majeur du premier livre du Clavier bien tempéré. On voit mal là encore comment on pourrait attribuer ce morceau à un autre. Une petite merveille resplendissante de moins d'une minute.

Deuxième suite anglaise en la mineur, pour clavier. Pour moi c'est la suite de Bach. On en trouvera de plus équilibrées, de plus émouvantes, de mieux construites. Pourtant, le caractère dansant est constant et on ne se lasse jamais des bondissements de la musique d'une pièce à l'autre de la suite. C'est avec ce morceau, qui me fait toujours un petit pincement quand je l'écoute, que j'ai vraiment commencé à écouter de la musique pour piano.

En ce jour de premier tour de scrutin présidentiel, où certains peuvent être moroses, blasés ou se sentir noyés dans l'uniformité, je propose deux minutes de Bach avant d'aller voter. Un peu de soleil ne fait jamais de mal, à défaut d'autre chose.

mardi 31 janvier 2012

Dix coins de France

Certains lieux où l'on ne fait que passer, d'autres où l'on revient peut-être tous les ans voire plus, tiennent à cœur : c'est qu'ils sont beaux, qu'il ont correspondu à un état d'esprit apaisé, amoureux, joyeux, familial ; ils ont marqué et quand vous les voyez en rêve, ce sont simplement de bons souvenirs.

Le Pariou (Puy-de-Dôme). C'est ce volcan de la chaîne des puys qui a une forme assez parfaite de volcan d'Auvergne, qui sert de logo à la région du même nom et qui apparaît dans toutes les publicités Volvic. Il n'est pas bien haut mais la vue à son sommet n'est que bosses et verdure, c'est venteux et paisible. Le cratère semble former un cercle parfait et il y a quelques années un arbre y poussait au fond, seul parmi la caillasse. Je me demande s'il y est toujours.

Simiane-la-rotonde (Alpes-de-Haute-Provence). Un petit village provençal tout rond, touristique, avec un donjon en forme de tronc de cône. Le village domine le plateau d'Albion et j'y associe toujours cette photo de Cartier-Bresson où des enfants jouent calmement sous une halle, devant les champs d'oliviers qu'on ne voit pas en contrebas.

Le confluent de la Seine et du Loing (Seine-et-Marne). Plusieurs impressionnistes ont peint la Seine à Saint-Mammès, avec ce côté placide et lent qu'elle a à cet endroit de son cours. Le roux des arbres des rives, en automne, se reflète particulièrement bien dans les deux cours d'eau.

Le Croisic (Loire-Atlantique). Allant vers la pointe du Croisic, si on regarde l'intérieur des terres vers les marais salants de Guérande se trouve un bâtiment ancien, assez large, de type hôpital ou sanatorium du début du XXe siècle. Ça a l'air un peu fantomatique comme lieu, le bâtiment est seul de ce côté-là de la petite rade ; on se dit étant petit qu'on ne doit pouvoir y parvenir qu'en bateau.

Le canal de l'Ourcq de Paris à Tremblay en France (Seine-Saint-Denis). J'ai dû faire un paquet de fois, le mercredi, bien des portions des bords de ce canal. Le bassin de la Villette, le parc et la Cité des Sciences et de l'Industrie, les grands moulins de Pantin (maintenant superbement retapés)... Vient ensuite une alternance de friches industrielles, d'habitations, de passages arborés et d'écluses quand on s'éloigne de Paris. Cela a sûrement bien changé depuis les années 1990...

Gigondas (Vaucluse). Quelques vieilles maisons typiques étagées au pied des dentelles de Montmirail, au cœur de la Provence des papes, et l'église pour surplomber le tout. Un caveau ou vous pourrez acheter 30 ou 40 Gigondas différents, trois ou quatre restaurants sur la place du village, et peut-être même pas une épicerie. L'ensemble a un charme fou.

Douville-sur-Andelle (Eure). Un trou paumé pas loin de Rouen, au pays de Flaubert. On y trouve quand même des ruines d'une abbaye (qui me font toujours penser à celles de Fountains Abbey en Angleterre) et une ancienne filature en briques de style néogothique anglais, très incongrue dans la campagne normande.

Le cimetière de Forcalquier (Alpes-de-Haute-Provence). Des buis taillés forment de petites alcôves pour laisser se nicher certaines tombes, celles d'enfants notamment. N'était-ce un cimetière, on aimerait s'y balader souvent tant ce jardin est joli.

La Loire au Mont Gerbier de Joncs, à Chaumont-sur-Loire, à Blois, à Gien, vue depuis Sancerre... quel fleuve majesteux. Le long de ces 1000 kilomètres, la nature est finalement assez préservée. Pour autant, j'aime particulièrement le style des ponts anciens qui la traversent : longs, bas, costauds, tels ceux de Beaugency ou de Blois.

Le Lachât de Thônes (Haute-Savoie). Un bon mille mètres de dénivelé, une vue renversante sur les Aravis et la chaîne du Mont Blanc derrière à la clef. Des passages en foret, un sentier de pierres un peu raide sur la fin. J'ai dû y monter dix fois, j'y retournerais avec grand plaisir.

samedi 21 janvier 2012

Dix grands poètes anglophones

Au Royaume-Uni, la poésie est révérée comme étant le summum de la littérature. Vous trouvez les derniers recueils des grands poètes contemporains en tête de gondole des librairies, et à défaut de pouvoir toujours en vivre, ils jouissent d'un prestige important. En France, on préfère le roman ou l'essai éventuellement à tendance philosophique (fût-il pâlot) et il me semble que romanciers et essayistes sont les vrais dieux littéraires des français. Et puis les anglais ont leur Poet Laureate depuis plus de 900 ans. A l'époque c'était à vie qu'il chantait les louanges de la famille royale dans des poèmes de circonstance souvent assez mauvais (et rémunéré à l'année par 105 gallons — 477 litres — de sherry, aujourd'hui changés en quelques milliers de livres) ; maintenant ce poste de prestige est renouvelé tous les 10 ans. Depuis les premiers hymnes des âges sombres (autour de 600, 700 après J.-C.) jusqu'au lyrisme volontiers mythologique de Simon Armitage (né en 1963), l'évolution de la poésie anglaise est tout simplement celle de l'anglais. Quelques choix, chronologiquement.

Anonyme (probablement VIIIe siècle). On ne connaît pas l'auteur du Beowulf, ni sa date de rédaction (entre 750 et 1000 après J.-C.). Épopée en vieil anglais narrant les faits héroïques du chef de clan homonyme, ce texte de 3000 vers est très étudié dans les universités britanniques. Tolkien et Wagner ont pompé dedans bien des éléments de leurs Seigneur des anneaux et Ring des Nibelungen. Ce texte est fondateur à de nombreux titres, notamment parce qu'il est constitué quasi intégralement de pentamètres iambiques. Le pentamètre iambique est l'équivalent pour l'anglais de l'alexandrin dans la versification française. Dans la poésie anglaise, les rimes ont peu d'importance, c'est l'accentuation qui rythme les vers. Les pentamètres ont cinq pieds ; ils sont qualifiés d'iambiques car constitués d'iambes, soit deux syllabes : l'une non accentuée, l'autre accentuée. Dans le Beowulf, il y en a à tous les vers, qui sont dédoublés ; et la première partie d'un vers fait allitération avec la seconde. Exemple (je souligne les voyelles accentuées) :

The fortunes of war     Favoured Hrothgar

(vers 64, traduction en anglais moderne de Seamus Heaney, éditions Faber & Faber)

A l'échelle de tout un livre, le résultat est très beau. Tous les poètes à suivre, même les plus modernistes, se sont souvenu du pentamètre iambique.

Anonyme (autour de 1400). C'est encore un inconnu qui a laissé le Sir Gawain and the Green Knight, qui narre l'une des aventures arthuriennes de Gauvain. On peut en dire les mêmes choses que le Beowulf, si ce n'est de l'anglais qui est pleinement du moyen anglais, celui d'un habitant du nord. Un lecteur moderne peut presque comprendre le texte non traduit. La saveur tient justement que la presque totalité des vers est à la limite d'être totalement lisible sans connaissances en moyen anglais (alors que lire le Beowulf en vieil anglais, ce n'est pas possible). Le poème est vivant et très chouette parce qu'il alterne le langage familier comme le sophistiqué, le courtois comme le guerrier, le fantastique comme le terre à terre.

William Shakespeare (1564—1616). Il a écrit quelques poèmes dont les célèbres 154 sonnets. Une majorité sont adressés à un homme, beaucoup parlent d'amour et sont magnifiques, dans une veine très lyrique. Je ne les ai pas tous lus encore...

John Dryden (1631—1700). Poète lauréat. Henry Purcell a mis beaucoup de ses vers en musique, dont les fameux O Solitude et Music for a while. Alfred Deller qui chante Music for a while, si ça ne vous émeut pas, vous n'êtes pas totalement humain. Dryden n'est pas resté très connu aujourd'hui, sauf peut-être pour son théâtre, et encore. Ses vers sont pourtant raffinés, d'une élégance classique.

William Wordsworth 1770—1850. Un des premiers romantiques anglais ; poète lauréat. C'est pour moi l'équivalent de Victor Hugo pour la poésie, en France : un très grand, qui était immensément connu à son époque et qui a laissé une œuvre abondante (dont The Prelude de 8000 vers dans lequel il raconte sa vie). Je trouve que ses sonnets sont superbes, meilleurs au global que ceux de Shakespeare (je n'ai certainement pas lu tous les sonnets de Wordsworth non plus...). Si comme moi vous faites partie des gens qui n'ont pas lu ses Daffodils en cours d'anglais, ce n'est pas bien grave, le reste de sa production vaut bien cette bluette.

Alfred Tennyson (1809—1892). Poète lauréat. Il est le poète victorien par excellence, à l'instar de Gérard Manley Hopkins. On revient à l'époque à des formes élaborées de puritanisme, par opposition au romantisme un peu plus débridé et moins avare de grands sentiments et de grands espaces du début du XIXe siècle. Tennyson a écrit au moins deux merveilles : Enoch Arden et Maud. Les 900 vers d'Enoch Arden, petit joyau, content une histoire de marins. Enoch, Annie et Philip étaient amis d'enfance. Marié à Annie, Enoch devait pour subvenir aux besoins de sa famille de trois enfants partir pêcher loin et longtemps. Les années passent, au village on croit Enoch mort en mer. Annie se remarie avec Philip. Bien des années après, Enoch qui avait fait naufrage mais qui a survécu revient dans son village natal et constate le bonheur du nouveau couple et de ses propres enfants. Il décide, renoncement déchirant, de ne pas troubler leur quiétude heureuse, et repart en mer. Pour la pure beauté de la langue, je vous recommande ce texte devant tous les autres évoqués ici.

Thomas Stearns Eliot (1888—1965). N'a pas été poète lauréat, mais prix Nobel.... Eliot a peu écrit de poésie, et elle était plutôt absconse ; disons moderniste. Ses magnifiques Four Quartets sont une méditation parfois mystique, qui essaient d'envisager la vie de l'homme dans le temps qui passe, par un ancrage à quatre lieux de la planète chers à l'auteur.

Philip Larkin (1922—1985). A refusé l'honneur d'être poète lauréat, on a donc nommé le suivant à sa place. Il a lui aussi très peu écrit (toute son oeuvre tient en 200 pages), mais a eu un immense succès populaire à l'égal des Auden et Hughes. Larkin est resté toute sa vie bibliothèque d'université à Hull, une petite ville anglaise. L'ermite de Hull, comme on a pu l'appeler, fuyait les honneurs et la célébrité. Sa poésie est celle des classes moyennes, qui se marient à la Pentecôte pour des raisons fiscales, pensent à la retraite et à la mort l'âge venu. Ses préoccupations quotidiennes sont plutôt maussades mais n'excluent pas des plaisirs simples. Des millions d'anglais après guerre se sont reconnus dans son œuvre proche, plutôt facile d'accès.

Ted Hughes (1930—1998). Poète lauréat, lui aussi l'un des grands du XXe siècle mais beaucoup moins populaire que Larkin ou Auden. Ses relations houleuses avec sa femme Sylvia Plath au début des années 1960, qui s'est suicidée très jeune, n'ont pas aidé. Sa poésie est cruelle, met en scène beaucoup d'animaux. Son dernier recueil, Birthday letters, est une tentative d'explication de la relation complexe qu'il a eue avec Plath. Les poèmes en sont violents, les phrases faites de lave fondue tellement elles charrient un amour chahuté. A lire bien accroché.

Seamus Heaney (1939—). Prix Nobel. Sa version du Beowulf est la plus belle que je connaisse. Heaney est irlandais ; il est très attaché à la terre, et toute son œuvre n'est qu'une immense métaphore : celle de l'écrivain creusant son sillon de vers en vue de semailles fructueuses. Pour l'anecdote, Heaney parle le polonais, le français et l'irlandais.

Il faut lutter pour se restreindre, tant la poésie anglaise du XXe siècle est riche et variée.

vendredi 6 janvier 2012

Dix grands pianistes ayant laissé une trace enregistrée

(Voix chaude et égale de Jean Topart) Les cent plus grands succès de Charles Aznavour...enfin réunis dans un coffret 4 CD, à un prix exceptionnel ! On a parlé ici de sous-préfectures et d'autres grandes et petites bagatelles ; j'ajoute une catégorie, je groupe par dix. On verra bien ce qu'il en ressortira.

Je suis bien piètre pianiste, mais grand amateur de cet instrument. Alors que Fabrice aurait plutôt tendance à dénicher plusieurs interprétations d'une œuvre par des chefs d'orchestre différents, souvent de grands chefs du passé, j'ai plutôt tendance à vouloir découvrir des compositeurs ou des œuvres que je ne connais pas plutôt que d'avoir une même œuvre par plusieurs interprètes. Il y a bien sur quelques exceptions, mais elles sont plutôt rares de mon côté de la discothèque. Pour autant, de très nombreux pianistes y figurent. Exemples subjectifs et dans un désordre voulu.

Sviatoslav Richter (1915—1997), Russe. Son répertoire était immense, des baroques à ses contemporains. Il apprenait encore le deuxième concerto de Saint-Saëns à 80 ans. On pouvait noter quand même dans ses choix un tropisme vers les compositeurs russes (Prokofiev, Chostakovitch, Rachmaninov), Chopin ; Richter était également un très grand beethovenien. Mais bon, vu qu'il a tout joué et tant si bien... Richter était un grand seigneur, au visage de boxeur et avec un petit doigt plus gros que mon pouce (Jacques Drillon). Ses interprétations publiques sont parfois calamiteuses, avec de nombreuses fausses notes, parce qu'il essayait des trucs. Paradoxalement, certaines des études de Chopin qu'il a laissées sont les plus limpides que je connaisse, techniquement parlant. Une des caractéristiques de son jeu : parmi les grands il est sûrement celui qui avait la palette de nuances la plus large, du pianissimo le plus ténu au forte le plus tonitruant. On pourrait dire de même du suivant... l'école russe ?

Vladimir Horowitz (1903—1989), Russe, mais tôt émigré aux États-Unis. Il était le virtuose d'estrade, à la technique étincelante mais avec un sens musical aux antipodes (dixit certains confrères malveillants). On raconte qu'un journaliste lui aurait appris le fait que son piano avait 88 touches... Au répertoire beaucoup plus réduit que Richter, Horowitz jouait beaucoup les romantiques et les russes comme lui, mais peu les classiques (Beethoven, Mozart) qu'il jouait mal quand il s'y frottait. Un peu de Scarlatti, quelques modernes, pas trop, et une de ses spécialités, le bis démonstratif et mirobolant. Pourquoi on aime Horowitz : pour sa sonorité dorée, reconnaissable entre toutes, et ses basses grondantes. Je ne sais pas comment il faisait en jouant les doigts à plat pour faire tonner de telles tempêtes dans les graves de son instrument, elles aussi inimitables.

Alexandre Tharaud (1968—), Français. Il a relativement peu d'enregistrements à son actif encore mais presque tous sont des chefs d’œuvres ! Ses Poulenc, Ravel et Satie, particulièrement. Son répertoire est d'ailleurs essentiellement constitué des compositeurs français et de quelques baroques. Je suis moins convaincu par ses Chopin, mais le reste est de grande classe, dans la droite ligne de Marcelle Meyer.

Glenn Gould (1932—1982), Canadien. Il évitait soigneusement de jouer les romantiques à de très rares exceptions ; son répertoire étant centré sur Bach, Mozart et Beethoven d'une part, et certains compositeurs modernes qu'il adorait (Schönberg notamment) d'autre part. Un excentrique assurément, hypocondriaque, très intellectuel et cultivé dans son jeu et ses conceptions de la musique. Il a arrêté le concert vers les 30 ans (il trouvait que ça relevait de la tauromachie) pour se consacrer à l'enregistrement en studio dont il aimait l'ambiance amniotique. C'était aussi un homme de radio et de télévision, qui a laissé des documentaires divers, pas seulement sur la musique.

Nelson Freire (1944—), Brésilien. Sa grande carrière internationale a commencé dès son plus jeune âge, mais paradoxalement il a très peu enregistré. Il est probablement le Richter d'aujourd'hui, avec moins de concerts expérimentaux tout de même et une touche de musique brésilienne. Il est reconnu comme un des plus grands avec d'autres de sa génération comme Pollini, Lupu ou Argerich, et c'est justice quand on entend son jeu rond et son legato prodigieux.

Martha Argerich (1941—), Argentine. Amie du précédent depuis plus de 40 ans, c'est un volcan qui se réveille de façon imprévisible. Elle est capable des plus véloces envolées. Son répertoire est plutôt restreint. La Horowitz de notre temps ? Cela fait des années qu'elle ne joue plus en solo, n'ayant pas confiance en elle ; elle préfère jouer avec orchestre ou avec des amis musiciens en formation de chambre. Elle tourne un peu en rond dans ses enregistrements ces dernières décennies (il doit bien y avoir une douzaine de ses versions du concerto de Schumann disponibles à la vente) mais ses concerts sont des merveilles. La pensée philosophique (Jacques Drillon encore) : Martha Argerich fait tout ce qu'elle peut pour être laide, mais elle n'y parvient pas.

Serge Rachmaninov (1873—1943), Russe. Son grand style royal s'appuyait sur sa musique et celle de Chopin et Liszt. Rachmaninov est l'un des premiers pianistes à avoir laissé une trace de son art, une dizaine de disques simplement superbes. Un son proche de celui d'Horowitz, un côté cristallin, doré comme il est difficile de le décrire mais si beau à entendre, malgré les vieux enregistrements. Rachmaninov était assez austère et très peu expansif, mais pour autant très cordial dans le privé. Comme le disait un de ses amis, la conversation de Rachmaninov couvre tous les sujets en six langues, sauf la politique et la mort.

Alfred Brendel (1931—), Autrichien. Peut-on faire une carrière en ne jouant que quatre compositeurs (ou presque) ? Oui, c'est celle de Brendel. Hormis peut-être dans sa jeunesse, il s'est contenté de Mozart, Schubert, Haydn et Beethoven pour tout le reste de sa vie musicale, mais avec une élégance, un sens de la forme superlatifs.

Samson François (1924—1970), Français. Ses Debussy sont à tomber, l'essentiel de ses Chopin est hyperromantique et personnel à un point de non retour : on déteste ou on trouve que toutes les autres Chopin sont tiédasses et relégués au rang d'exercices scolaires. Il a beaucoup joué les français, les romantiques. Il était perpétuellement soûl selon Benjamin, ce qui ne devait pas être loin de la vérité. Ça l'a fini, en tout cas.

Georges Cziffra (1921—1994), Français d'origine hongroise. J'ai une pensée affectueuse pour Cziffra, qui a passé quelques années en camp de travaux forcés en Hongrie dans sa jeunesse pour opposition au régime communiste, et parce qu'un disque de ses rhapsodies hongroises de Liszt a, entre autres, été une de mes portes d'entrée dans la musique classique. Cziffra a fait des débuts fracassants à Paris en 1956 (après des tournées ailleurs dans son enfance), où il a été acclamé par les éloges les plus extravagants ; beaucoup ont cru entendre en lui la réincarnation de Franz Liszt. Ce compositeur, dont la musique est techniquement très exigeante, était sa spécialité. Beaucoup de pianistes s'accordent pour dire aujourd'hui que personne n'a eu et n'aura peut-être jamais une technique de piano aussi parfaite que celle de Cziffra. Son jeu a un côté outré, cirque, surarticulé : on entend parfaitement chaque note séparée même dans les passages les plus hallucinants. Justement, ce jeu convient bien aux rhapsodies hongroises de Liszt, mais peut faire dresser les cheveux sur la tête à haute dose. Pour cette raison, Cziffra a eu bien des détracteurs. Il jouait d'ailleurs à dessein un peu plus lentement que la normale le répertoire plus classique, Chopin par exemple, pour se donner un alibi de sérieux ; il jouait aussi les morceaux les plus cérébraux de Liszt pour la même raison. Quelques perles traînent sur youtube, telles une ronde des lutins ou un grand galop chromatique époustouflants. Tout comme pour Samson François, EMI a réédité l'intégralité des enregistrements de ce monstre. Tant de merveilles à portée de main.