Petit chosier

Brimborions, babioles et bidules
Par Romain T. et Fabrice D.

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Tag - autobiographie

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samedi 2 janvier 2010

Autobiographie, suite

Je ne suis pas du genre à grimacer face à la médisance. (Voilà ce qu'on appelle une litote.) Les commérages, les ragots, le persiflage ne me déplaisent pas plus.

Pour autant, les autobiographies me mettent parfois mal à l'aise lorsqu'elles se mêlent d'autres vies que celle de l'auteur. Si je supporte tout à fait les impudeurs du narrateur, le détail de ses perversions, le dictionnaire de ses petitesses ; si je prends même un certain plaisir à lire des méchancetés ou des détails croustillants sur sa famille, l'alcoolisme d'une mère, les inhumanités d'un frère, les excentricités de l'inévitable tante un peu folle ; je suis toujours embarrassé quand un pan de la vie privée d'un personnage public m'est dévoilé.

Page 228 de son autobiographie My Lives, Edmund White s'inquiète soudain :

I can imagine some of my friends reading this and muttering TMI - Too Much Information or Are we to be spared nothing? Must we have every detail about these tiresome senile shenanigans?

J'imagine certains de mes amis lisant ceci et marmonnant TI - Trop d'informations ou Rien ne nous sera donc épargné ? Doit-on vraiment savoir tous les détails de ces manigances exaspérantes de vieillard ?

Un paragraphe plus haut, il expliquait qu'il ne se déshabillait pas pour sucer T. dans les premiers temps de leur relation, que son seul objectif était d'amener T. à jouir et de pouvoir goûter son sperme ; un paragraphe plus bas, il détaille comment il a amené T. à le fouetter. Un chapitre plus tôt, il évoquait Michel Foucault, Susan Sontag et un grand éditeur parisien qui, à l'article de la mort, pouvait encore s'assurer des coups d'un soir grâce à son pénis énorme. Encore plus tôt, c'était sa mère alcoolique et grasse, étouffant dans un corset, flirtant avec les hommes qui lui payaient à boire mais échouant à en séduire aucun. Le tout, très bien écrit, drôle et touchant, comme il est de coutume de le dire en quatrième de couverture.

Pourtant, il y a quelque chose là-dedans qui me gêne. Et ce n'est ni le sado-masochisme, ni le drame familial. J'ai sans doute une trop grande aversion et une trop grande crainte du name dropping. En ce moment-même, j'imagine mes amis lisant ceci et marmonnant TRL - Trop de références littéraires ou Doit-il vraiment nous faire part de toutes ses lectures d'auteurs obscurs ? Il y a toujours un risque de fanfaronnade à citer un nom connu : ne cite-t-il tel auteur que pour se glorifier de l'avoir lu ? tel philosophe que pour le prestige de l'avoir rencontré ? En me raisonnant un peu, je comprends bien pourtant qu'on ne peut pas écrire une autobiographie (encore moins la vendre, ensuite) si l'on prend soin de ne citer que les gens qu'on a croisé et dont on est sûr que le lecteur de les connaîtra pas.

En janvier de cette année-là, mon boucher, M. Caillefer prit sa retraite. Son remplaçant, M. Duplessy, ne parvint jamais à me le faire oublier.

Au pilon !

En fait, ce malaise en moi, lorsqu'on évoque les mensurations d'une semi-célébrité ou l'agonie d'un philosophe dans une autobiographie, je le dois probablement à ma mère. Que vont penser les voisins ? La peur du qu'en-dira-t-on, enracinée dans la petite-genterie, arrosée de bassesse de sous-préfecture, ma mère en a fait une morale. Une génération plus tard, instinctivement, j'en fais un principe de critique littéraire. Un mauvais principe, qui plus est. Je devine l'objection à venir : pourquoi la peur du qu'en-dira-t-on ne couvrirait-elle que les personnages publics et non la famille et les proches de l'auteur ? Pour la réponse exacte, demandez à ma mère. Je suis peut-être imbibé de cette morale familiale comme une éponge oubliée au fond d'un évier mais, pas plus que l'éponge ne saurait vous dire pourquoi son côté vert ne doit pas frotter le téflon, pas plus je ne saurais vous expliquer pourquoi ce qui se fait se peut et ce qui ne se peut pas ne se fait pas. Disons simplement que, de ce que j'en ai compris, dauber sur la famille et colporter à propos des voisins relèvent plutôt du sport ou de la bonne hygiène de vie que de l'interdit moral.

Un dernier nom, une dernière lecture, pour justifier ou pour empirer la méchanceté du paragraphe précédent. Dans ce qu'il prétend ne pas être son autobiographie, Julian Barnes écrit ceci :

Il faut écrire comme si ses parents étaient morts.

mercredi 30 décembre 2009

Dieu, Woody Allen et moi

Une de mes amies disait de ma vie qu'elle ressemblait à celle d'Indiana Jones. Ma maladresse et mes exagérations faisant, mes moindres faits et gestes lui semblaient relever du dressage de fauve, du combat acharné ou de la cascade vertigineuse. Un trottoir à grimper, je trébuchais, roulade avant, je me redressais. La grammaire souffrait au passage, mais soudain le thème du héros résonnait : tadata ta ta da ! Voilà comment Géraldine imaginait ma vie : entrecoupée de coups de fouet et entrelardée d'aventures.

Une autre perspective, maintenant. Julian Barnes écrit, dans Nothing to be frightened of, que la vie n'est pas telle qu'on la raconte dans les romans, pleine de péripéties, d'inattendus et de choses intéressantes. Selon lui, la vie est plus répétitive qu'une symphonie de Bruckner. (Je cite de mémoire.) La comparaison est ingénieuse, mais elle me semble injuste et incomplète. Les répétitions de Bruckner sont infiniment variées, comme celles de Schubert. Et, surtout, elles débouchent toujours, à la fin des fins, sur une apothéose : une fanfare grandiose, les portes célestes entrouvertes, la lumière enfin. Exactement ce dont parle Julian Barnes pour en déplorer l'absence : je peux admettre que les symphonies de Bruckner se répètent (légèrement), si Barnes reconnaît qu'elles sont mieux achevées que la vie. Ce qui n'invaliderait d'ailleurs pas son propos (mais arrangerait bien le mien).

Thèse, antithèse, foutaise : permettez-moi de fournir une voie moyenne. Je ne parviens pas à voir ma vie comme une suite ininterrompue de riens inintéressants ; pas plus que je ne la traverse comme un héros affronte un wagon plein d'ennemis. Je vis ma vie, modestement, tranquillement, comme une comédie de Woody Allen : il ne s'y passe pas grand chose, mais tout y est prétexte à humiliation. Humiliation, le mot est fort : une humiliation serait déjà une aventure, alors qu'il ne s'agit justement que je lisser les aventures en les ridiculisant et de relever le quotidien en me ridiculisant. Disons que je traverse ma vie en me cognant aux murs, en titubant vers les toilettes, en trébuchant sur des cailloux.

Tout ceci m'a frappé en lisant l'autobiographie d'Edmund White, My Lives. En y regardant d'assez loin, nous avons la même vie : deux homosexuels, qui ont dû accepter leur nature et qui vivent leur vie du mieux qu'ils peuvent. Oh ! évidemment, il y a moins de gigolos, moins d'amants et moins de glamour de mon côté que du sien. Mais les grandes lignes sont les mêmes : un coming out, des femmes dont les pleurs reprochent le cœur brisé, des déclarations plus ou moins couronnées de succès. Mais quand tout, chez White, ramène à ce destin avec lequel il lutte depuis soixante ans (et qui surgit dès le premier paragraphe de son livre), tout pour moi m'apparaît rétrospectivement comme risible. Mon coming out ? Échappé par inadvertance, enfermé dans une voiture avec un chien pétomane et son maître soulagé de me voir autrement qu'asexué. Mes conquêtes féminines ? Anne, au collège, jouant les amantes bafouées, pleurant, hurlant, giflant, tandis que, stupéfait des effets de mon charme inattendu, je m'enfermais dans le mutisme. Ma déclaration la plus brillante ? Bafouillante, par téléphone, inopportune, à Romain, coincé dans un train, qui ne pouvait répondre que par SMS.

Je comprends finalement ces jeunes footballeurs qui se commandent une autobiographie dès leurs trente ans. C'est un exercice que l'on devrait faire régulièrement, pour guetter les changements de ton : aujourd'hui comique et détaché, mais demain ? Comme White, trouverai-je une ligne directrice qui me dictera mon premier paragraphe ? Ou, comme Barnes, ne verrai-je plus que des petits riens qui m'amuseront moins que la mort ne m'effraiera ?

(Plus inquiétant, encore : y aura-t-il encore quelqu'un pour la lire ?)