Petit chosier

Brimborions, babioles et bidules
Par Romain T. et Fabrice D.

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mercredi 27 juin 2012

Un grand homme

Je me rappelle un cours de philosophie de terminale, oh, j'ai l'impression que c'était il y a longtemps et aussi bien je m'en souviens comme si c'était hier. Un tout jeune professeur angélique, en noir été comme hiver, annonça de sa voix fluette : Aujourd'hui, "Qu'est-ce qu'un grand homme". Le noir renforçait le solennel de l'instant. Une bonne dizaine d'années après, j'ai un peu plus d'éléments en tête.

Robert Badinter est un grand homme.

Brillant avocat, orateur admirable, ministre, homme de lettres. Artisan de l'abolition de la peine de mort en France (1981 !), lutteur infatigable pour les droits de l'homme en général et des homosexuels en particulier ; c'est lui qui a porté le projet de dépénalisation de l'homosexualité en France (1982 !). Je mets des points d'exclamation : 1982, c'était il y a 30 ans seulement. Robert Badinter, dans son grand âge avançant, vient d'écrire le livret d'un opéra (musique de T. Escaich), comme pour s'offrir le plaisir d'un divertissement à ses activités prenantes, lui qui s'exprime toujours clairement et dans un français délicieux. On lit toujours ses tribunes régulières dans Le Monde avec tel un plaisir... comme si c'était du Voltaire.

Chapeau bas, monsieur.

lundi 25 juin 2012

Il ne tient pas à moi que vous échouiez à saisir ce titre

Je lis ces temps-ci avec un grand plaisir les Mémoires du Cardinal de Retz, qui se prononçait Rais, qu'il écrivait d'ailleurs ainsi, sauf lorsqu'il s'agissait de son oncle, qui était Archevêque de Paris, quand lui n'était que coadjuteur, etc. C'est le problème des classiques : les notes s'y déposent avec les siècles et chaque page tournée en soulève un nouveau nuage. Une allusion qu'on précise, une faute de grammaire qu'on justifie, un personnage dont on résume la vie, tout ceci brille un instant dans la lumière, mais l'accumulation finit par masquer le texte et piquer les yeux.

Il peut pourtant y avoir un autre piquant à ces notes : c'est de noter leur absence occasionnelle. L'annotateur, en général, est compréhensif : il s'attend bien à ce que vous connaissiez moins que lui son sujet. Ignorez-vous que le Pont-de-l'Arche commande la route de Paris à Rouen ? Il vous le précisera bien volontiers. De même, Retz a l'habitude de reprendre par un pronom dans une phrase un antécédent d'une précédente, avec une habilité que notre siècle a perdue : systématiquement, l'annotateur y suppléera. Mais sa mansuétude a des limites qu'il ne devine peut-être pas lui-même. S'imagine-t-il réellement, comme pourraient le laisser croire les cent-soixante pages d'introduction qui font l'économie d'une définition, qu'il juge probablement trop évidente ou à laquelle il ne pensa même pas, s'imagine-t-il réellement, dis-je, que les lecteurs savent ce qu'est un coadjuteur ? Ce que, pourtant, Retz était.

Il y a enfin des instants où l'annotateur semble s'amuser innocemment : quand il prend prétexte d'un oubli de l'auteur pour une pleine page rageuse où il se moque des commentaires des annotateurs précédents ; quand, à une allusion très voilée de Retz à propos des mœurs de Mazarin, il ajoute une note soulignant l'allusion sans en lever le voile ; quand, enfin, il reprend dans une de ses notes telle ou telle tournure qu'affectionne l'auteur. Ainsi de celle-ci, dont Mauriac abusait aussi, que je peine toujours à comprendre mais qui me tient lieu ici de titre.

vendredi 22 juin 2012

L'Amiral

L'amiral

L'amiral Larima
Larima quoi
la rime à rien
l'amiral Larima
l'amiral rien.

Jacques Prévert, Paroles

samedi 16 juin 2012

Les douces délices de la moquerie

La Présidentielle, de Patrick Besson, est un livre d'une drôlerie et d'une exagération assumées. Il renferme de courts pastiches que l'auteur avait écrits pour le magasine Le Point, avant l'élection présidentielle, dans le style de. Que l'on ait lu ou non l'auteur pastiché, un éclat de rire toutes les deux pages vous guette... Ses contrefaçons jouissives de Marguerite Duras, Jean d'Ormesson et Erik Orsenna, chacune en deux ou trois pages, sont irrésistibles de dérision méchante pour la première, de placidité béate pour les deux autres.

François Hollande en prend plein la tête, c'est alternativement injuste ou très bien senti mais l'emphase et la mauvaise foi sont consubstantielles au genre. Venant de l'auteur, il ne fallait certes pas s'attendre à moins. Ses San Antonio et Gérard de Villiers m'ont fait pouffer comme les Chroniques du règne de Nicolas 1er de Rambaud. C'est vraiment comme ça San Antonio, des comparaisons, des images truculentes à chaque coin de paragraphe ? Je pensais, en lisant un peu de Lodge ou d'Amis ces derniers mois, que le roman comique anglais était bien une chose introuvable en France ; mais on peut rire beaucoup aussi dans la littérature française contemporaine. De Rambaud, quelqu'un voudrait-il bien rééditer les Oraisons funèbres de dignitaires politiques qui ont fait leur temps et feignent de l’ignorer ? je reprendrais bien quelques tranches de rire en Garamond.

vendredi 15 juin 2012

15 mai 2012

Première déception — Sifflets — Coup de foudre franco-allemand

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lundi 11 juin 2012

Noir

Jeudi dernier, ce très bon collègue avait fait le tour des bureaux pour que nous descendions tous manger dans l'un des nombreux restaurants qui s'épanouissent le midi, autour de la Part-Dieu. Le jeudi : lasagnes. Repas à douze comme nous en faisons souvent, avec le même noyau dur de jeunes collègues de moins de 30 ans. Scaroline, Francesco aussi, font partie de ses adresses favorites.

Montagnard, il y passe toutes ses vacances dans les Alpes, souvent seul. Il devait partir aujourd'hui, mais plusieurs autres collègues l'ont entendu dire vendredi soir qu'il reviendrait travailler, un projet le nécessitant. Ce matin, personne. Cela n'étant pas dans ses habitudes, je laisse un message sur son répondeur de portable. Il a dû passer le week-end sur les sommets, et finalement ne pas résister à l'appel du grand air.

On le chambrait souvent gentiment, lui qui était un cynique mais qui paraissait pourtant si bien dans sa peau, comme ses sportifs qui semblent toujours bien se porter.

J'apprends en partant ce soir qu'il s'est suicidé. L'émotion me gagne parce que je ne sais pas, je ne comprends pas, et que je constate impuissant.

La mort est un scandale.

dimanche 10 juin 2012

Premier tour

J'aime voter. Ce droit m'est acquis quand il ne l'est pas pour des millions d'individus sur terre ; rien que cela justifie que j'aille voter, et le plaisir de l'acte n'en est que renforcé. J'aime retrouver dans ma boîte aux lettres, quelques jours avant le premier tour de scrutin, le matériel de propagande électorale. J'aime parcourir les feuilles A4 des candidats, les lire parfois, rire souvent. Le jour venu, j'aime me rendre au bureau de vote. J'aime le cérémonial qui s'y déroule. J'aime corriger de temps en temps, pour la forme, l'assesseur qui lit mal mon nom et s'effraie illico qu'il y ait une possible erreur, que je ne sois en fait pas moi. Je ne trouve pas qu'on vote trop souvent ; c'est assez, ce n'est pas trop, comme le dit si bien Bobby Lapointe dans une de ses chansons loufoques. J'aime le rituel peut voter / a voté ! qui ponctue les quelques minutes qu'on passe dans l'école voisine. Je n'aime pas le petit pincement coupable qui me saisit, lorsque je repars après avoir répondu que non, je ne souhaitais pas revenir pour le dépouillement. Je garde peut-être enfoui en moi (je dis cela parce que je n'arrive pas à m'en rappeler avec précision) le souvenir d'être resté, enfant, des heures à attendre que mes parents dépouillent. Pourtant, j'aime me dire qu'un jour je répondrai oui à la question du président du bureau de vote. J'aime croire aussi que le droit de vote et les progrès démocratiques ne peuvent que se répandre dans le monde.

lundi 4 juin 2012

Dilemme, avec deux m

En France, on accorde généralement une grande importance à l’orthographe, comme si c’était l’alpha et l’oméga d’un bien-écrire. Certains peuvent s’en arracher les cheveux, d’autres n’y accorder aucune importance, d’autres encore se targuer de maîtriser le pluriel des noms composés ou l’accord du participe passé des verbes pronominaux. Il est vrai que le français n’est pas réputé facile du point de vue orthographique ; et s’il n’y avait que cela… Dans l’inconscient collectif l’orthographe est devenu comme une valeur refuge pour laquelle il est de bon ton, clament ses plus ardents thuriféraires, d’en connaître les plus secrets arcanes.

Le plus drôle est qu’à une époque pas si lointaine, une grande liberté ne choquait personne : dans un même texte, un mot pouvait par exemple être orthographié de plusieurs façons différentes. Il y avait bien quelques règles, mais elles pouvaient varier d’une région, d’un écrivain voire d’un texte d’un même écrivain à l’autre. Cela a quand même perduré près de mille ans, des Serments de Strasbourg (premier texte en vieux français, datant de 842) jusqu’aux débuts du XIXe siècle. Voltaire a paraît-il (je n’arrive pas à vérifier si c’est vrai ou non) eu le premier l’idée d’écrire -ais et -ait les terminaisons des verbes conjugués aux personnes du singulier à l’imparfait, c’est-à-dire de suivre la prononciation. Nombre de ses collègues écrivains ont continué longtemps d’utiliser l’ancienne graphie -ois et -oit ; temps béni, vous pouviez faire ce que vous voulez ou presque sans qu’on vienne vous le reprocher.

À la période romantique, les écrivains sont plutôt orthodoxes par rapport à leur prédécesseurs. Au premier chef Victor Hugo, qui pour ce que j’en ai lu est d’une régularité exemplaire, lui qui orthographie toujours ses innombrables mots rares de la même manière. L'apogée est atteint avec la IIIe République et l’école gratuite et obligatoire pour tous : l’orthographe est érigée en valeur républicaine. A priori, chacun peut donc en apprendre les bases dans sa jeunesse. Pendant des générations, l’apprentissage de l’orthographe va se répandre et être décliné sur tous les tons par tous les instituteurs de France. Cette entreprise titanesque aboutit à l’aura qui plane aujourd’hui autour de la matière.

Pourtant, sauf à vouloir briller dans les salons mondains ou pour faire le malin et écrire un billet casse-gueule comme celui-ci (et encore), il est à peu près inutile d’être bon en orthographe. On ne va reprocher à personne de ne pas savoir quand ajouter ou non un t à béni, ou qu’arcane est masculin. Ce qu’il faut refuser, en revanche, c’est de lire des textes bourrés de fautes, à l’heure où l’on ne sait que faire de correcteurs présents dans tous les logiciels de traitement de texte. Aucune excuse n’est valable : lisez ; relisez ; faites relire ; cherchez dans un dictionnaire, il en existe des milliers depuis celui de Vaugelas ; cherchez n’importe où ailleurs. Ce n’est qu’une question d’effort, et c'est tellement plus beau après.

mercredi 30 mai 2012

La Polonaise-Fantaisie opus 61, de Frédéric Chopin

Ce morceau, avec sa troisième sonate, est certainement l'un des plus ambitieux de Chopin. Ces 12 ou 13 minutes de musique merveilleuse gagneraient comme la Berceuse à être plus entendues.

La forme de la pièce paraît très libre. On ne sait pas trop dans quelle direction la musique va, à la différence d'un premier mouvement de symphonie de Mozart par exemple, alors qu'elle est en réalité maîtrisée de bout en bout. Les arpèges du début, qui montrent dans l'aigu pianissimo, ne sont qu'une prémonition voilée de la joyeuse conclusion. On a l'impression que Chopin passe 10 minutes à préparer les grands accords de la fin de sa pièce, procédant par digressions, faisant passer l'auditeur par de multiples paysages sonores qu'il découvre au fur et à mesure. C'est très plaisant, on ne s'ennuie jamais.

On entend le rythme de polonaise tout au long de la pièce, qui se métamorphose en épousant les idées mélodiques du compositeur. La polonaise n'est pas en trois parties strictes comme la plupart des autres polonaises de Chopin (un passage avec le thème principal souvent agité, puis un passage lent et plus calme, et nouveau passage avec le thème principal) : polonaise-fantaisie, nous dit-on. C'est un peu comme les mouvements fugato dans les dernières sonates de Beethoven, qui ne sont jamais vraiment des fugues respectant scrupuleusement les canons de cette forme musicale.

Un silence survient, à peu près au milieu de la pièce, que les pianistes font durer plus ou moins longtemps. (Dans la version enregistrée par Maurizio Pollini il n'existe quasiment pas.) Quand la musique reprend, c'est vraiment pour ne plus que chanter jusqu'au bout le thème qu'on entendra forte en conclusion qui, pour ce qui est du rythme, rappelle celui de polonaise de la première partie. Cela reprend tout doucement, renouveau en forme de caresse, et enfle jusqu'aux accords bondissants de la coda, avant de se conclure brièvement. Le thème qu'on ressasse dans cette deuxième partie, l'auditeur l'a comme déduit de l'ambiance de la première partie ; il n'a pas de sentiment de rupture. Comme dans beaucoup de Schubert, il semble que ce thème a toujours fait partie d'un univers intime, qu'on l'a toujours connu, qu'on l'a rêvé...

Les grandes interprétations (choix personnel, est-il besoin de préciser) : Sviatoslav Richter (Melodiya 1976 en public à Moscou, ou Deutsche Grammophon 1962 en public en Italie), les deux pour leur perfection technique, le subtil dosage des atmosphères et par dessus tout leur poésie, jouées comme si c'était inné ; Artur Rubinstein (RCA 1964), pour le jeu classique indémodable du pianiste. Un cran en dessous mais que je pourrais conseiller quand même les yeux fermés : Samson François (EMI 1959), un jeu instinctif très personnel, rhapsodique : assez particulier mais époustouflant, Maurizio Pollini (Deutsche Grammophon 1976), qui aurait pu se lâcher un peu plus. J'attends un jeune artiste qui égalera ses glorieux aînés.

jeudi 17 mai 2012

La pile de livres

 

Locution bien pratique désignant un ensemble de livres qui attendent d'être lus mais qui, en fait, ne forment pas une pile.

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dimanche 13 mai 2012

Églises de Venise

Que dire de Venise ? La ville historique mérite tous les superlatifs, tous les adjectifs mélioratifs. Elle est tellement belle que sa beauté dépasse le déplaisir, le dommage, l'horreur parfois causés par le flot de touristes qui la submerge, et dont pour quelques jours nous sommes venus grossir le courant. Essayons de faire simple, de laisser de côté un trop-plein d'adverbes et d'adjectifs.

À Venise, la moindre église s’enorgueillit d'un sol de carreaux de marbres colorés, d'au moins deux Titien, trois Tintoret et un Véronèse. Il y en a de tous les styles, avec une préférence pour le gothique et le baroque. Fabrice et moi sommes entrés dans quarante d'entre elles (si j'ai bien compté), parfois par hasard ; certaines étaient closes, dans d'autres un office était en cours. Voici ma sélection d'incontournables.

Santa Maria della Salute. Il me semble que ce monument à deux coupoles vaut par son aspect extérieur imposant plus que par le peu de toiles présentes à l'intérieur. Par la rosace de marbre, sous la coupole principale, sur laquelle on ne marche pas, également.

La Salute

La Salute...

Le sol de la Salute

...et son sol

San Marco. Que préférer : les marbres rose et bleu pâle, pastels, les coupoles et les pinacles orientaux de l'extérieur, ou les mosaïques d'or dans le sombre intérieur, réveillées seulement par les rais de lumière qui percent par la grande coupole centrale ?

San Marco - détail de la façade

Un détail de la façade de San Marco

Gesuiti. S'il ne fallait entrer que dans une seule église de Venise, je choisirais San Marco. Dans deux, j'ajouterais la Chiesa dei Gesuiti. Colonnes et murs de marbre et de jade mêlés : un délire baroque dont on se remet avec difficulté. De lumineux Tiepolo. Ah, j'oubliais les marbres du plafond qui sont aussi détourés de fines ciselures dorées.

Santa Maria dei Miracoli. Ce qui est particulièrement fort avec cette petite boite à chaussures rehaussée d'un demi-cylindre, c'est que les extérieurs et les intérieurs y sont identiques : mêmes décorations, mêmes placages de marbres, proches de ceux de San Marco. Peu de toiles, mais ce n'est pas ce qu'on vient y voir.

Santa Maria dei Miracoli

Santa Maria dei Miracoli

San Sebastiano. Paolo Véronèse y est enterré ; il l'a décorée. Il doit bien y avoir 30 Véronèse sur les murs et au plafond...

San Pantalon. Cette église est la seule dont le plafond puisse rivaliser avec celui des Gesuiti. En trompe l’œil, avec des dizaines de personnages qui montent vers le ciel, et l'on est renversé.

San Michele. Nous ne saurons jamais ce qu'elle renferme, puisqu'elle semble ne pas être ouverte au public. Sur la petite île-cimetière de San Michele, elle comprend un petit campanile fait d'un subtil camaïeu de briques marron, et une petite chapelle orientale toute de marbre blanc, très pure.

San Michele

San Michele

Santa Maria Gloriosa dei Frari. Presque autant de toiles que dans Santi Giovanni e Paolo. Tombe de Monteverdi.

La porte de l'église Dei Frari

Santa Maria Gloriosa dei Frari - Détail de la porte

San Giorgio Maggiore. Sur l'île San Giorgio, l'église est de l'architecte Palladio ; elle est majestueuse de l'extérieur, avec sa façade élégante, et dépouillée à l'intérieur, inspirant le repos. Son campanile, presque aussi haut que celui de San Marco, est plus affiné. Cette église ressemble beaucoup à l'église du Rédempteur, sur la Giudecca, de Palladio également.

San Giorgio Maggiore

San Giorgio Maggiore

Santi Giovanni e Paolo. Il y a peut-être 40 ou 50 toiles dans celle-ci, qui atteint un maximum dans la surenchère. Cette basilique abrite les tombes de 52 doges ; clin d’œil respectueux et amusé à Sebastiano Venier, naturalmente.

Santi Giovanni e Paolo et la scuola attenante

Santi Giovanni e Paolo et la scuola attenante

Statue de Sebastiano Venier

Sebastiano Venier

Quand on pense que Napoléon 1er avait créé une Commission pour l’embellissement (de Milan et) de Venise...

(Photos, mise en page et aide bienveillante de Fabrice)

dimanche 6 mai 2012

Crépuscule

[...] Dans la lumière rose et bleu clair du couchant, ces trois chevaux blancs suivis d'une petite fille en robe jaune étaient tristes et très beaux. Plongés dans l'eau jusqu'aux genoux, ils remuaient la tête en répandant leur crinière sur l'arc allongé de leur cou — et hennissaient. Le soleil se couchait. Il y avait bien des mois que je n'avais pas vu le soleil se coucher. Après le long été du Nord, après ce jour ininterrompu, interminable, sans aubes, sans couchers de soleil, le ciel commençait enfin à s'alanguir au-dessus des bois, de la mer, des toits de la ville. Quelque chose comme une ombre (et peut-être simplement le reflet d'une ombre, l'ombre d'une ombre) se condensait à l'Orient. La nuit naissait peu à peu, câline et délicate ; et le ciel, à l'Occident, brûlait sur les forêts et sur les lacs en se recroquevillant au feu du couchant comme une feuille de chêne au feu las de l'automne.

Extrait de Kaputt, de Curzio Malaparte. Traduit de l'italien par Juliette Bertrand — Folio Gallimard.

mercredi 2 mai 2012

Alpha et omega

Ces dernières semaines, j'ai beau avoir lu de bons Maigret, d'excellents David Lodge (dont How far can you go? qui est d'une finesse, d'une subtilité remarquables), de terribles romans trash de Régis Jauffret, un livre me scotche littéralement, et j'ai déjà envie de le relire en le finissant : Alphabets, de Claudio Magris. Publié chez Gallimard (l'Arpenteur), et traduit de l'italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau.

Ça n'est jamais que le deuxième livre de Claudio Magris que je lis, et quelle grâce ! Ce gros volume est une compilation de très nombreux articles publiés dans le Corriere della Sera, de textes de séminaires, de discours prononcés en des occasions diverses. Un festival d'intelligence à chaque page, on ne saurait mieux dire que Pierre Assouline.

Magris parle de littérature, essentiellement. Mais il emprunte des chemins détournés. C'est par le voyage, les villes, les langues, les gens qu'il arrive à ses fins. Ce qui est fascinant avec ce genre d'auteur, qui me fascine aussi chez Dantzig, chez Eco, c'est l'incroyable érudition qu'ils distillent avec un art consommé de la mise en scène, de la citation, du détournement. Magris a l'air de connaître toute l'Europe centrale — disons les pays gravitant autour de l'Autriche — comme s'il était chez lui, et pourtant il insère ici un article sur le romancier irlandais John Banville, là un récit de sa rencontre (à Budapest, certes...) avec Chinua Achebe, écrivain nigérian. On les aurait pourtant dit tous deux à mille lieues de son univers. Après un étourdissant panorama de Prague et de ses communautés germaniques au fil des siècles, après un très beau texte sur la guerre dans le roman, un autre sur le grand écrivain autrichien Franz Grillparzer, c'est de lectures d'enfance, de Rudyard Kipling, de Joseph Conrad, ou de la formation de la littérature norvégienne du XIXe siècle des campagnes vers les villes qu'il est question. On a l'impression que Magris pourrait embrasser n'importe quel sujet, parler de n'importe quel auteur, écrire sur n'importe quoi, qu'il produirait un texte intéressant en plus d'être superbement écrit. Il est le genre d'homme qu'on aimerait rencontrer dans un café, pour parler de tout et de rien, de rencontres, lui qui les aime tant.

Ce qui frappe en plus du reste, c'est la qualité littéraire des textes, qui sont bien plus que des articles de journaux. Je connais très peu l'italien mais la traduction me semble magnifique, très homogène. La difficulté éventuelle des sujets abordés est compensée par l'auteur par la fluidité de l'écriture, par la justesse d'une remarque ou d'un trait d'humour glissé ça et là (il fait pareil dans Danube, dont j'avais parlé ici). Plus encore, c'est par le développement limpide de l'argumentation ou de l'exposé des idées qu'on voit le grand art qui confine au génie de Magris. Pour le lecteur, le plaisir est constant. Mon répertoire de métaphores culinaires étant trop pauvre pour exprimer combien j'ai goûté chacun des textes d'Alphabets, je m'en tiens là.

vendredi 27 avril 2012

Madeleine de Proust et plats d'abats de veau

Enfant, il m'est arrivé plus d'une fois de faire la cuisine avec ma mère. Témoins ces cakes dont, autant que je me souvienne, aucun ne fut jamais bon, car trop secs, trop durs. Comme les pains d'épices du grand-père ou les trop flasques cornichons de l'autre grand-père. Je repense, à peu près à chaque fois que je mange un plat s'approchant et que mon esprit divague parfois loin des sphères culinaires, à ces plats qui reviennent tout droit de l'enfance.

Le tripoux (de Saint-Flour, cela va sans dire). Déjà, lors d'un passage à Saint-Flour il y a plus de quinze ans, l'arrêt repas avait consisté en un tripoux. Il y a quelques semaines, je ne pouvais vraiment pas y couper. Il est d'ailleurs fort probable que je l'aie mangé les deux fois exactement au même endroit, sans que j'arrive à m'en souvenir avec certitude. Cela précisément est délicieux.

Le foie de veau au persil. Fabrice déglace au vinaigre avant de servir et l'aime avec de la purée, mais ma mère l'a toujours fait revenir au beurre avec du persil. Étonnamment, je ne l'ai jamais préparé ainsi alors que c'est très fondant, et que j'ai une image parfaitement nette des petites fleurs de persil grillées qui croquent sous la dent précisément quand je mange un foie avec un jus déglacé au vinaigre. A croire que l'image mentale du persil croustillant suffit.

Les rognons et champignons à la crème, flambés. Quand on est gamin, si on peut flamber quelque chose, ça ne peut être que meilleur. D'ailleurs, ce plat se retrouvait flambé à tout et n'importe quoi : rhum, whisky, alcool de fruit, ce qu'il y avait dans le placard, sans forcément de souci de goût. A Bellecour nous flambions souvent, que je sache ; et cela me rappelait immanquablement ces rognons retour du marché du samedi midi. Je ne sais pourquoi, nous ne flambons plus alors que la flamme est bien vive.

Ce soir, foies de lapin : ils me ramènent déjà en pensée à la salade et aux foies de volaille, plat fréquent du dimanche soir, qui accompagnaient bien souvent un énième visionnage de Robin des bois (avec Eroll Flynn, naturellement). Et, partant, à peu près chaque fois que j'en mange, Claude Rains ponctue, dans ma tête, de sa voix aristocratique et chevrotante, les phrases de la conversation du repas de ses Oh, vous n'oseriez pas ! et autres mielleux N'est-ce pas, Lady Marianne ?. Parfois, Basil Rathbone arrive sans crier gare et s'emporte : Je lui ferai rendre gorge ! (un foie coupé net en deux dans l'assiette) ou s'inquiète, croyant avoir aperçu l'ombre de Robin derrière un pilier : Vous croyez qu'il ait entendu ? (en fait, un petit rognon caché derrière un gros foie). Comment qui que ce soit pourrait avoir entendu, puisque tout ce délire reste intérieur ?

dimanche 22 avril 2012

Johann Sebastian Bach (1685-1750)

Dix œuvres de Bach ou un peu de splendeur sonore, un soupçon de beauté entre ciel et terre. Un panthéon personnel.

Concerto pour deux violons en mineur. Les montées des violons dans les aigus dans le premier mouvement sont irrésistibles. Le tout irradie d'une joie qui illustre bien le bonheur qui peut jaillir de la musique de Bach.

Variations Goldberg. J'en ai parlé ici. C'est un sommet du genre œuvre à variations, et un sommet de musique tout court.

L'Art de la fugue. Œuvre austère, inachevée et pourtant pleine de lumière. Se joue plutôt sur un instrument à clavier, l'orgue en général. Les vingt contrepoints qui la constituent illustrent tout l'art de la forme fuguée, qui était déjà démodée quand Bach vieillissait.

Cantate Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen. (Les pleurs, les lamentations, le tourment, le découragement). Le programme est peu engageant au premier abord, et pourtant la musique est superbement prenante. Cantate déchirante, tragique, qui exalte un profond sens du sacré comme aucune autre œuvre.

Fantaisie et fugue en sol mineur, pour orgue. Pas aussi célèbre que la Toccata et fugue en , ce diptyque est pourtant l'exemple écrasant du pathétique virtuose auquel Bach a pu parvenir à l'orgue : tutti mastodontes, mélodies immédiatement reconnaissables, traits de pédalier et trémolos, enfin carrure formelle impeccable.

Komm, süßer Tod. Une chanson harmonisée par Bach, dont l'air peut-être est l'un des plus célèbres à côté de ceux des chorals Ein feste Burg et Schafe können sicher weiden. La version pour piano du compositeur britannique Ronald Stevenson est particulièrement grandiose et émouvante.

Partita en mineur, pour violon. Sûrement la plus connue du recueil de sonates et partitas pour violon seul, avec la célèbre chaconne (un morceau à variation) qui la conclut. Avec Bach, le violon peut être un instrument harmonique.

Passacaille et fugue en ut mineur, pour orgue. Encore une pièce à variations. Bach n'en aura pas laissé beaucoup, mais il maîtrisait parfaitement bien le genre. La passacaille pour orgue, inspirée des précédents de Pachelbel et Buxtehude, est un des morceaux préférés de Fabrice. On comprend pourquoi, quand beaucoup de chefs ont transcrit avec éclat cette œuvre à l'orchestre, et quand on entend ses proportions, son côté somptueux, sa grandeur en un mot.

Prélude en sol majeur du premier livre du Clavier bien tempéré. On voit mal là encore comment on pourrait attribuer ce morceau à un autre. Une petite merveille resplendissante de moins d'une minute.

Deuxième suite anglaise en la mineur, pour clavier. Pour moi c'est la suite de Bach. On en trouvera de plus équilibrées, de plus émouvantes, de mieux construites. Pourtant, le caractère dansant est constant et on ne se lasse jamais des bondissements de la musique d'une pièce à l'autre de la suite. C'est avec ce morceau, qui me fait toujours un petit pincement quand je l'écoute, que j'ai vraiment commencé à écouter de la musique pour piano.

En ce jour de premier tour de scrutin présidentiel, où certains peuvent être moroses, blasés ou se sentir noyés dans l'uniformité, je propose deux minutes de Bach avant d'aller voter. Un peu de soleil ne fait jamais de mal, à défaut d'autre chose.

vendredi 20 avril 2012

Présidentielles

Le présent faisant rage, et le temps des ravages, la vieillerie approche et son lot de sagesse, d'aigreur et d'incontinence. Comment ne pas aigrir quand nous devrons demain, par un reste de fierté, affirmer à de plus jeunes que nous, plus beaux et vigoureux encore, quand nous devrons leur affirmer, sans rougir pourtant, leur affirmer que, de notre temps, la politique était affaire sérieuse ? Oublié le favori qui refuse de nommer son adversaire autrement que le candidat sortant ; oublié le président qui promet aujourd'hui ce qu'il raillait hier et refuse désormais ses promesses d'antan ; oubliés les deux (deux !) candidats trotskistes. Par fidélité anachronique à notre jeunesse et par méfiance de celle qui nous aura succédé, nous louerons demain ce que nous méprisons aujourd'hui : Le président Fallières, disait mon arrière-grand-mére, voilà un grand monsieur.

Vieillir, et voir remplacer le ridicule d'hier par un ridicule nouveau auquel on n'est pas habitué. Pis : voir notre ridicule devenir le nouvel acceptable... On aimait moquer les Kevin quand ils étaient rares, en voilà une génération qui arrive, j'en ai accepté un pour stagiaire. Il va falloir se retenir, la frustration creusera l'ulcère, l'aigreur nous vieillira plus encore. Sur qui pourra-t-on encore compter, sinon la vieille noblesse, pour rire encore bêtement ? Hors les Sixte, les Gildine et les Tanneguy, quelques bretons, peut-être, Gildas, Erwan et Enguerran...

Si l'on ne fait rien, demain, nous élirons Président un Matéo ou une Lea. De qui se moque-t-on ?

jeudi 19 avril 2012

Marseille - Lyon (19h44 - 21h24)

Elles sont entrées dans la voiture en gloussant, elles se sont assises, elles ont regardé le paysage, elles ont discuté, elles ont lu, elles ont mangé, elles ont entamé une pomme granny smith (chacune).

Elles ont discuté, elles ont gloussé (doucement), elles ont lu, elles ont regardé le paysage, elles se sont assoupies, elles avaient une petite vingtaine d'années, elles étaient jolies.

Elles se sont réveillées, elles se sont regardées, elles sont restées muettes, elles ont fini leur pomme, elles ont lu, elles ont gloussé (presque en chuchotant).

L'une a pris son manteau pour se mettre dessous ; elles se sont souri, elles se sont enlacées, elles se sont rendormies.

vendredi 13 avril 2012

Saint-Flour

Cela a failli passer inaperçu, cela confine à l'anecdotique, mais pourquoi le taire ? Dimanche dernier, à l'heure où certains se trouvaient à quelques milliers de kilomètres de là, et où d'autres auraient préféré région plus clémente météorologiquement parlant, nous fûmes à Saint-Flour.

Saint-Flour, petite ville charmante et humide du Cantal presque profond, est en ligne droite au sud de Clermont-Ferrand, avant Montpellier, avant Millau, perdue dans les hauteurs des plateaux de la région. Ce qui explique pourquoi on doit ne pas s'y arrêter. Et pourtant le Cantal est peu peuplé, la ville doit malgré tout être un centre d'attraction car elle est suffisamment loin des pôles régionaux voisins : Clermont, Aurillac, Millau sont chacun à plus d'une heure de route. Saint-Flour illustre le paradoxe des centres perdus.

L'embêtant de Saint-Flour, c'est que la ville est coupée en deux, un morceau au sommet de la colline et un autre au pied ; son avantage, c'est qu'on y mange du tripoux, même si c'est dans des hôtels de campagne d'un autre temps. A part ça, une cathédrale, aux tours trop larges pour leur hauteur ; de belles bâtisses renaissance en pierre noire ; un bâtiment du tribunal d'instance qui comprend à la fois un cinéma, un local CGT, peut-être une salle des fêtes, que dis-je, possiblement une salle polyvalente. Splendeur et resserrement des petites villes. Quitte à y vivre, on trouvera choix déraisonnable de coiffeurs, indubitable caractéristique de la ville de classe sous-préfectorale. Saint-Flour des rêves, Saint-Flour des esprits, tu nous a fait tourner la tête, mais comme la bière locale à la châtaigne : mollement.

lundi 9 avril 2012

Les cent ans d'un grand texte

Seigneur, c'est aujourd'hui le jour de votre Nom,
J'ai lu dans un vieux livre la geste de votre Passion,

Et votre angoisse et vos efforts et vos bonnes paroles
Qui pleurent dans le livre, doucement monotones.

Un moine d'un vieux temps me parle de votre mort.
Il traçait votre histoire avec des lettres d'or

Dans un missel, posé sur ces genoux.
Il travaillait pieusement en s'inspirant de Vous.

A l'abri de l'autel, assis dans sa robe blanche,
Il travaillait lentement du lundi au dimanche.

Les heures s'arrêtaient au seuil de son retrait,
Lui, s'oubliait, penché sur votre portrait. [...]

New York, avril 1912.

Ainsi commencent Les Pâques à New York de Blaise Cendrars (version de la collection Poésie / Gallimard, je respecte la ponctuation et la casse) ; c'est l'errance ahurissante d'un jeune homme de 24 ans dans New York, qui règle ses comptes avec la religion sous les volées des cloches de Pâques. La force de la dizaine de pages de ce poème tient à peu de choses : litanie des distiques, répétitions, violence des sentiments exposés à nu par force figures (hyperboles, oxymores), sarcasmes et questions lancées dans le vide béant, restant sans réponse. A ranger aux côtés de chefs-d’œuvre poétiques comparables du début du siècle passé comme Vents (Saint-John Perse), Four Quartets (Eliot), Ode marítima (Pessoa) ou Le Cimetière marin (Valéry).

mercredi 4 avril 2012

Du sang sous les ponts

Depuis peu, la radio qui fournit le métro lyonnais en ambiance s'est pris de passion pour une chanson anglophone qu'il m'a fallu bien du temps pour reconnaître : celle qui fut reprise par Joe Dassin sous le titre, si ma mémoire est bonne, de La Marie-Jeanne. Vous comprendrez que je m'en tienne là, que j'en reste à mes souvenirs que je ne veux réactualiser. Cette chanson parle d'une femme, la Marie-Jeanne, qui est enceinte. La mélodie est douce-amère, mais ne manque pas de swing ; on ne comprend ce qui la rend si oppressante qu'une fois que la Marie-Jeanne finit par se jeter du pont de la Garonne.

Cette chanson figurait, je crois, sur une cassette que mon père s'était compilée et sur laquelle il avait écrit Année 1974. Cette cassette, nous l'écoutions chaque fois que nous rentrions, tard, de Saint-Amand-Montrond où nous allions voir, deux fois par mois, notre famille restée au Berry. Dans la nuit noire du bourbonnais, à l'arrière d'une BX blanche, cette phrase me frappait à chaque fois : la Marie-Jeanne s'est jetée du pont de la Garonne. C'était un soulagement quand, juste après, Michel Sardou suppliait qu'on ne l'appelât plus jamais France. (C'était un soulagement, ensuite, quand Michel Sardou arrêtait de hurler.)

J'avoue ne pas avoir prêté une grande attention aux paroles anglaises de la chanson originale. Tout juste notai-je, revenant très souvent, le mot bridge. Comme musique d'ambiance, voilà qui est audacieux, se dit celui qui attend, au bord du quai, que sa rame arrive à toute vitesse. Cela manque, à tout le moins, d'un petit peu de zaï zaï zaï zaï.

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