Ce sera en automne. Ou au printemps, peut-être. Une saison où la nature se sent d'humeur créative. Et ce sera dans un parc, un jardin publique, une forêt peut-être. Je me l'imagine très bien déjà : les arbres violets, ocres, dorés, les écureuils qui courent en tous sens, la terre qui sent encore la pluie. L'air sera à la fois doux et frais. Cela sera parfait.

Moi, d'ici là, je serai un vieillard sec et gris qui avancera de son petit pas arthritique en prenant soin de ne pas glisser sur les feuilles encore humides. J'aurai un parapluie-canne, sans doute, et un costume terne. J'aurai le visage renfermé mais des rides bien placées laisseront encore deviner le son de mon rire. Dans ce parc, je marcherai seul. Et, quand je serai fatigué, je m'asserrai sur un banc vert que j'essuierai de mon mouchoir. Je planterai mon parapluie à la verticale devant moi et je poserai mes deux mains sur son pommeau. Ainsi installé, je regarderai passer les vivants. Des pigeons s'approcheront de moi avec des espoirs de pain sec ; mais il se tromperont de vieux monsieur. Rien pour les pigeons. Mon ombre, lentement, s'allongera devant moi ; le froid m'entourera ; le soir viendra. Alors je regarderai une dernière fois le paysage autour de moi avant de me lever en grimaçant. Et je repartirai d'où je serai venu, du même petit pas de vieillard surcitaire. Je croiserai un petit couple, deux jeunots, qui croiront tout savoir. Ils se tiendront par la main - ou n'oseront pas encore, peut-être. Peut-être rougiront-ils lorsqu'ils verront mon sourire charmé. Je porterai ma main au rebord de mon chapeau mou, ils me répondront d'un signe de tête. Nous nous croiserons, ils m'auront déjà oublié, je penserai à leur bonheur.

Et, sur ce dernier attendrissement, mon cœur cessera de battre.

J'aimerais tomber en silence mais un petit râle sec m'échappera sans doute. Mes genoux ploieront d'abord. Un instant, je resterai là, les mains encore accrochées à mon parapluie, comme un chevalier attendant l'adoubement de son seigneur. Puis je m'effondrerai pour de bon. Les petits se retourneront, coureront vers le cadavre, me tapoteront les joues, appelleront à l'aide. En vain. L'un d'eux restera à côté de moi, accroupi, à me tenir la main - c'est lui qui me fermera les yeux. L'autre n'osera pas s'approcher, il pleurera en silence, un peu à l'écart, en me tournant le dos.

Dans les jours qui suivront, on cherchera ma famille, on cherchera mes amis, on cherchera quelqu'un. Ma concierge dira que j'aurai été un monsieur bien calme, qui ne faisait pas d'histoire, qui n'oubliait jamais ses étrennes. Le petit con du premier pondra sur son blog un texte sur le petit vieux du troisième qu'il ne verra plus vadrouiller dans la cour intérieure. Mais on ne trouvera personne qui me connaisse vraiment. Vous serez tous morts, d'ici là. Ou, plus vraisemblablement, vous vous serez lassés. Quand on entrera dans mon appartement, cela sentira le vieux beau : la laque pour les cheveux, le cirage pour les chaussures et peut-être encore l'odeur du foie de volaille du dimanche passé. On y verra ma vie. Des livres, partout, en tas, en piles, en éboulis, qui prendront la poussière. Des disques, mêmement. Et, dans mes tiroirs, dans des dossiers, dans des classeurs à levier, mille textes plus ou moins avancés, jamais terminés. Un paragraphe à garder de-ci de-là pour tant de chapitres à jeter. On vendra les livres, les disques, les meubles. Les manuscrits, le mari de la concierge les brûlera sur le tas de feuilles mortes.

On m'enterrera au cimetière le plus proche. Quatre croque-morts pour porter le cercueil. Les amoureux du petit parc. Et personne d'autre. Ma concierge ne sera pas venue, à cause de ses rhumatismes.

Mon exécuteur testamentaire, un notaire triste comme une pluie de Toussaint, que je n'aurai jamais appelé autrement que Maître, qui ne m'aura jamais appelé autrement que Monsieur, cherchera mollement que faire de ce que j'aurai laissé derrière moi. Il ne recevra qu'une lettre. Une lettre courte, où il sera question d'une dette ancienne. Une dette de café. Je l'aurais remboursée, cette dette, si j'y avais pensé de mon vivant. En liquide. Et j'aurais versé les intérêts goutte à goutte. Cela m'aurait amusé. Mais mon exécuteur testamentaire, petit homme sans humour ni imagination, enverra un chèque. De guerre lasse, il fera don du reste à une œuvre de bienfaisance - une bigoterie, probablement.

Et c'en sera fini de mon passage en cet univers.


(Notez que je suis d'humeur plutôt joyeuse aujourd'hui. Je ne vous inflige ce texte sordide que pour me venger de votre silence.)