Une de mes amies disait de ma vie qu'elle ressemblait à celle d'Indiana Jones. Ma maladresse et mes exagérations faisant, mes moindres faits et gestes lui semblaient relever du dressage de fauve, du combat acharné ou de la cascade vertigineuse. Un trottoir à grimper, je trébuchais, roulade avant, je me redressais. La grammaire souffrait au passage, mais soudain le thème du héros résonnait : tadata ta ta da ! Voilà comment Géraldine imaginait ma vie : entrecoupée de coups de fouet et entrelardée d'aventures.

Une autre perspective, maintenant. Julian Barnes écrit, dans Nothing to be frightened of, que la vie n'est pas telle qu'on la raconte dans les romans, pleine de péripéties, d'inattendus et de choses intéressantes. Selon lui, la vie est plus répétitive qu'une symphonie de Bruckner. (Je cite de mémoire.) La comparaison est ingénieuse, mais elle me semble injuste et incomplète. Les répétitions de Bruckner sont infiniment variées, comme celles de Schubert. Et, surtout, elles débouchent toujours, à la fin des fins, sur une apothéose : une fanfare grandiose, les portes célestes entrouvertes, la lumière enfin. Exactement ce dont parle Julian Barnes pour en déplorer l'absence : je peux admettre que les symphonies de Bruckner se répètent (légèrement), si Barnes reconnaît qu'elles sont mieux achevées que la vie. Ce qui n'invaliderait d'ailleurs pas son propos (mais arrangerait bien le mien).

Thèse, antithèse, foutaise : permettez-moi de fournir une voie moyenne. Je ne parviens pas à voir ma vie comme une suite ininterrompue de riens inintéressants ; pas plus que je ne la traverse comme un héros affronte un wagon plein d'ennemis. Je vis ma vie, modestement, tranquillement, comme une comédie de Woody Allen : il ne s'y passe pas grand chose, mais tout y est prétexte à humiliation. Humiliation, le mot est fort : une humiliation serait déjà une aventure, alors qu'il ne s'agit justement que je lisser les aventures en les ridiculisant et de relever le quotidien en me ridiculisant. Disons que je traverse ma vie en me cognant aux murs, en titubant vers les toilettes, en trébuchant sur des cailloux.

Tout ceci m'a frappé en lisant l'autobiographie d'Edmund White, My Lives. En y regardant d'assez loin, nous avons la même vie : deux homosexuels, qui ont dû accepter leur nature et qui vivent leur vie du mieux qu'ils peuvent. Oh ! évidemment, il y a moins de gigolos, moins d'amants et moins de glamour de mon côté que du sien. Mais les grandes lignes sont les mêmes : un coming out, des femmes dont les pleurs reprochent le cœur brisé, des déclarations plus ou moins couronnées de succès. Mais quand tout, chez White, ramène à ce destin avec lequel il lutte depuis soixante ans (et qui surgit dès le premier paragraphe de son livre), tout pour moi m'apparaît rétrospectivement comme risible. Mon coming out ? Échappé par inadvertance, enfermé dans une voiture avec un chien pétomane et son maître soulagé de me voir autrement qu'asexué. Mes conquêtes féminines ? Anne, au collège, jouant les amantes bafouées, pleurant, hurlant, giflant, tandis que, stupéfait des effets de mon charme inattendu, je m'enfermais dans le mutisme. Ma déclaration la plus brillante ? Bafouillante, par téléphone, inopportune, à Romain, coincé dans un train, qui ne pouvait répondre que par SMS.

Je comprends finalement ces jeunes footballeurs qui se commandent une autobiographie dès leurs trente ans. C'est un exercice que l'on devrait faire régulièrement, pour guetter les changements de ton : aujourd'hui comique et détaché, mais demain ? Comme White, trouverai-je une ligne directrice qui me dictera mon premier paragraphe ? Ou, comme Barnes, ne verrai-je plus que des petits riens qui m'amuseront moins que la mort ne m'effraiera ?

(Plus inquiétant, encore : y aura-t-il encore quelqu'un pour la lire ?)